Roxanne
(Cinquième partie du récit feuilletonnant de Jeff.)
Le
cavalier descendit de sa monture. Après des jours entiers passés à
voyager, il était enfin arrivé. Traverser les landes s'était avéré
beaucoup plus ardu qu'il ne l'imaginait. Les gardes impériaux
étaient nombreux dans la région. Tarask avait beau s'entraîner
chaque jour, il n'était pas encore de taille à affronter autant
d'adversaires. Peu importe les techniques utilisées, ces derniers
avaient toujours raison de lui. Dans ces conditions, les choix qui
s'offraient au vagabond étaient peu nombreux. Il avait déjà tenté
la confrontation directe mais était mort par trois fois. C'est donc
en coupant à travers les champs de blé, en se cachant lorsque
c'était nécessaire et en égorgeant uniquement les soldats isolés
qu'il avait pu atteindre son but.
Tarask observa l'entrée
de la grotte. A première vue, elle était tout ce qu'il y avait de
plus quelconque. Le genre de repère où aimaient se cacher les
pillards de la prairie de Tebh, des assassins sans scrupules très
connus dans la région. En tout cas, de l'extérieur, rien ne
laissait paraître qu'elle était habitée. D'ordinaire, le grand
guerrier se serait déjà engouffré dans l'ouverture de la grotte,
épée à la main. Mais cette fois, le petit garçon hésitait. Le
cheval de Tarask semblait paniqué. Lui qui avait déjà traversé
toutes les terres d'Ismaya, avait déjà porté son maître au devant
des plus grands dangers, il était cette fois dans tous ces états,
prêt à détaller au moindre signe de Tarask. A ce moment-là,
plusieurs possibilités s'offrirent au vagabond. Il pouvait faire
demi tour, entrer dans la grotte ou s'occuper de l'animal. Il décida
de calmer la bête en enlaçant son cou noir durant quelques
instants. Il fit une ultime caresse à son compagnon puis entra enfin
dans la grotte.
Peu de lumière filtrait
et il était difficile d'y voir quelque chose. Le petit garçon
s'était dit qu'au moindre ennemi, il serait bon pour tout
recommencer. Toute l'après-midi serait perdue. Tarask commenta
l'odeur nauséabonde des lieux. Rien d'intéressant. Quelques
enjambées plus tard, il se retrouva dans une immense salle éclairée
au moyen de torches placées sur les parois rugueuses de la grotte.
— Qu'attends-tu pour
me rejoindre, fit une voix venant non loin de là. Aurais-tu peur ?
Une fois encore,
plusieurs choix s'offrirent au héros.
— Nulle chose
n'effraie Tarask en ce monde, répondit ce dernier.
Cette phrase manquait un
peu de crédibilité lorsque l'on savait que Tarask avait fait profil
bas quelques instants plus tôt face à de simples soldats.
Cependant, c'était le genre de déclaration héroïque que le jeune
garçon aimait tout particulièrement.
Le vagabond s'avança et
découvrir une vieille dame dans une cavité adjacente. Cette
dernière se tenait devant un chaudron posé sur des braises. Son
contenu était inconnu mais paraissait plus que douteux. Tarask
précisa d'ailleurs que l'horrible odeur qui sévissait dans toute la
caverne provenait de la tambouille de la vieille dame.
— Je sais ce qui
t'amène, dit la femme. On ne peut jouer délibérément avec les
pouvoirs de Gildamor sans en subir les conséquences. Tu mettrais en
péril tout le royaume pour une seule vie ?
— Si tu me connais
aussi bien que tu sembles le prétendre, tu devrais savoir que tes
paroles seront vaines. Donne-moi ce pourquoi je suis venu.
Une main sortit du
contenu du Chaudron et s'agrippa au rebord. La vieille dame la
repoussa au fond du récipient avec une délicatesse et un désintérêt
à glacer le sang de n'importe quelle créature vivante ou
semi-vivante. Le liquide à ébullition ne lui avait causé aucune
brûlure. Tarask, spectateur de toute la scène, ne broncha pas.
— Fort bien. Retrouve
Tomoé, le sage, au sommet du mont Kazu. Tu lui apporteras l'huile
et le vin qui se trouvent derrière moi. Ne les gâche pas !
Il y était arrivé !
Tout s'était exactement passé comme Lionel le lui avait dit. Mieux
encore, on proposa à Joshua de sauvegarder sa partie ! Ce
dernier s'empressa d'enregistrer son avancée avant de laisser
échapper un cri de soulagement. Cette quête était connue pour être
l'une des plus difficiles du jeu et il était parvenu à la faire en
une après-midi.
— Je suis rentré, fit
son père depuis le rez-de-chaussé. Il reste des pâtes, viens
manger !
Joshua regarda sa
montre. Il était un peu plus de 21 heures. Son père avait été une
nouvelle fois absent de la maison l'intégralité de la journée.
— Je n'ai pas faim,
hurla Joshua, bien décidé à continuer son jeu.
— Descends, j'ai une
surprise, reprit son père.
Joshua grommela et
éteignit la console. « Une surprise... Depuis quand mon père
me fait des surprises ? », pensa-t-il en descendant les
marches. L'enfant laissa libre cours à son imagination. Qu'est-ce
que cela pouvait être ? Ce n'était déjà clairement pas un
jeu vidéo. Son père était resté bloqué des années en arrière
et n'admettait pas qu'il y ait de bons jeux vidéo qui puissent
sortir actuellement. De ce fait, jamais il ne lui en achèterait un
qui serait une insulte à Kirby, Pacman ou Fruity Frank. C'était
presque à croire qu'un bon jeu devait inévitablement mettre en
scène un personnage qui se goinfre. Joshua pensa alors que c'était
sans doute plus en rapport avec sa mère. Le dimanche qui venait
était une date importante pour la famille. Cela allait faire un an
que le cancer l'avait emporté. « Oui, c'est sans doute un
cadre photo ou quelque chose du genre », pensa l'enfant emballé
par l'idée.
Dans la cuisine, il
enjamba Moïse qui dormait non loin du frigo et rejoignit son père.
Ce dernier avait à son bras une femme de dix ans plus jeune que lui.
Elle portait un mini-short en jean très moulant, un débardeur blanc
et des talons qui dépassaient le chien lorsqu'il était couché.
Était-ce la fameuse surprise ? Quoi qu'il en soit, face à
elle, l'enfant ne savait pas quoi dire. Il ne savait pas non plus si
ses yeux devaient se poser sur la poitrine plus que généreuse qui
était sur le point de sortir du soutien-gorge, sur les lèvres
pulpeuses cachées sous une grosse quantité de rouge carmin ou
encore sur le tatouage que portait la femme à l'intérieur de la
cuisse droite et qui représentait une sorte de serpent dévorant une
pomme. Joshua la regarda de haut en bas, sans s'arrêter plus que
cela sur le large sourire qui barrait le visage de la nouvelle
arrivée. Qu'allait-il bien pouvoir en faire ? Cela ne pouvait
pas être la fameuse surprise, il y avait forcément autre chose,
caché quelque part.
— Joshua, je te
présente Roxanne.
— Bonjour, petit
Joshua, fit la jeune femme avec un horrible accent que le garçon ne
reconnut pas.
La jeune femme se pencha
en avant, révélant d'autant plus sa forte poitrine au passage, pour
déposer un bisou sur le front du garçon. Les deux adultes se mirent
à rire. Joshua avait la marque du rouge à lèvre. Ce dernier frotta
son front avec le revers de la main. Cette fois, il en était sûr.
Il n'aimait pas Roxanne et était mal à l'aise. Bien qu'il ne le
connaissait pas, Joshua venait de découvrir le sens du mot
« vulgarité ».
— C'est quoi, ma
surprise ? demanda le garçon en ignorant la jeune femme.
— Roxanne va venir
vivre avec nous durant quelques temps. Tu sais, j'ai bien conscience
que ce n'est pas la joie en ce moment hein. Ta maman qui est morte,
tout ça. C'est pourquoi, j'ai pensé que cela serait super qu'il y
ait une nouvelle présence féminine avec nous ! C'est pas une
idée géniale ? Elle pourra venir jouer avec toi !
La main du père de
famille alla se poser sur la fesse gauche de la jeune fille.
— C'était avec toi
que je voulais jouer, fit l'enfant, très déçu.
— Moi, elle, peu
importe. Tu ne crois pas que tu as passé l'âge pour ce genre de
détails ? Je croyais t'avoir enseigné que l'on n'avait pas ce
que l'on veut dans la vie.
— Oui ! Pourquoi
triste, renchérit Roxanne. Nous deux rire beaucoup !
L'enfant fixa Roxanne.
Il trouva son accent vraiment particulier. Il avait déjà entendu
des étrangers parler le français avec difficulté. Les Gomez, au
bout de la rue, qui alternait l'espagnol et le français comme ils le
pouvaient. Ou monsieur Del Postre, le concierge portugais de son
école qui mâchait trois mots sur quatre. Roxanne était différente
de ceux-là. Parfois, Joshua pouvait reconnaître le jeu de langue
typique des espagnols, parfois, il pouvait reconnaître des sonorités
qui se rapprochaient cette fois plus de l'allemand qu'il apprenait à
l'école. Le résultat final était tel que l'on aurait dit que la
jeune femme faisait un condensé des accents de toutes les langues
qu'elle avait entendues jusque-là. L'enfant aurait bien voulu savoir
d'où elle venait mais il ne voulait pas lui poser la question. Il
n'était pas concevable qu'il lui donne de l'intérêt. « Hors
de question que je pose une seule question au... cadeau de papa »,
se dit-il.
L'instant d'après, Le
père sortit une bouteille de vin rouge ainsi que deux verres qu'il
remplit. Dès lors, ce dernier ne fit plus attention à Joshua. Il
échangeait des regards lourds de sens avec Roxanne et remplissait
chaque verre vidé. L'enfant, toujours mal à l'aise, finit par aller
prendre son manteau dans le couloir. De là, il put entendre son père
dire à sa belle : « Je t'ai aimée dès que je t'ai
connue. Je ne te partagerai pas avec un autre garçon ». Joshua
garda le silence mais ne plus s'empêcher d'être blessé par cette
déclaration. Le manteau sur les épaules, l'enfant ouvrit la porte
d'entrée.
— Où tu vas ?
demanda son père.
— Je vais aller
courir. Je suis toujours le premier à l'école. Il faut que je
continue de m'entraîner.
— C'est bien, mon
fils ! Il faut que tu fasses tout ce que tu peux pour être un
gagnant comme ton père, répondit ce dernier tandis qu'il avait les
lèvres de Roxanne qui glissaient le long de son cou.
Dehors, l'enfant fut
surpris par le vent qui soufflait fort et qui le repoussait vers la
porte. Il savait que sortir n'était pas raisonnable mais il ne
trouvait pas que rester chez lui l'était beaucoup plus.
— Gros cul, lâcha
Joshua en repensant à Roxanne avant de fermer son manteau jusqu'en
haut et de fourrer ses mains dans les poches.
Le petit garçon
traversa la route et tourna à gauche après avoir passé l'épicerie
du quartier. Il n'avait aucune intention de courir. Au vu de ce qui
s'était passé, il comptait surtout rendre visite à sa mère. Sur
le chemin, il pensait à ses camarades de classe. Lui qui était
presque premier dans tous les sports, il était une sorte d'idole et
avait beaucoup d'amis. Il repensait à ce qu'on lui avait dit ce
matin encore dans la cour de récréation : « T'as pas de
couvre feu ?! Tu as de la chance, moi, mes parents
blablabla... », disaient-ils sans réfléchir. Certains d'entre
eux allaient même jusqu'à déclarer naïvement que si leur père
n'était pas aussi bête, ils seraient dehors toute la nuit.
Ironiquement, Joshua, de son côté, aurait fait n'importe quoi pour
que le sien lui interdise de sortir à une heure pareille.
Arrêté pour la
quatrième fois au passage clouté alors qu'il n'y avait pas une
seule voiture à des kilomètres à la ronde, Joshua lâcha un petit
soupir et appuya sur l'interrupteur pour faire apparaître le
bonhomme vert. Malgré son action, l'attente fut si longue qu'il
s'était demandé s'il n'y avait pas une femme, de l'autre côté de
la route, qui s'amusait à appuyer elle aussi sur un bouton mais pour
que le bonhomme reste au rouge. L'enfant sortit ses écouteurs et le
bonhomme vert fit enfin son apparition. L'enfant traversa la route
avec la chanson Babylone de Tryo dans les oreilles puis accéléra le
mouvement. La rue tant redoutée était juste devant lui. Un peu
comme Tarask face à sa grotte, Joshua et tous les enfants du
quartier, étaient peu fiers lorsqu'il s'agissait de la rue John
Fitzgerald Kennedy, passage pourtant obligé pour rejoindre le
cimetière. En toute objectivité, la petite poignée de maisons qui
composait la rue n'avait rien de terrifiant. Certes, la plupart
d'entre elles étaient plus délabrées que la moyenne mais ce
n'était pas catastrophique et ce n'était en aucun cas une raison
suffisante pour que la zone ait une telle réputation. En fait, la
rue avait surtout été diabolisée à cause d'une vieille dame
habitant dans l'une des résidences. Son physique digne des plus
grandes sorcières du cinéma, son allure de nécessiteuse et son
côté désobligeant avaient traumatisé plus d'un enfant de sorte
que plus aucun jeune n'allait jouer dans les environs. Pour noircir
encore plus le tableau, ce fut au tour des boutiques de délaisser
cette partie de la ville. En effet, les petits commerces, qui étaient
à l'agonie depuis plusieurs mois, finirent par capituler et à
fermer les uns derrières les autres. La mairie, totalement
impuissante, abandonna à son tour achevant au passage la
métamorphose de cette rue en no man's land. Les adultes ne trouvant
pas l'intérêt d'aller dans cette « zone à vieux »,
comme ils l'appelaient péjorativement, le quartier s'était presque
définitivement éteint.
Joshua dut rassembler
tout son courage pour le traverser, et encore plus pour passer devant
la fameuse demeure de la vieille dame. « Tarask l'aurait fait.
Oui, Tarask l'aurait fait les doigts dans le nez ! »,
s'était-il dit pour s'empêcher de faire demi-tour. L'enfant voulait
se prouver qu'il était aussi valeureux qu'un chevalier mais,
contrairement à ce dernier, Joshua n'avait pas de choix qui
s'offraient à lui au fil de ses pas. Il n'avait pas de curseur à
déplacer pour modifier son destin. Son chemin avait été tracé dès
lors que Roxanne était arrivée chez lui.
Le petit garçon, trop
distrait, faillit tomber. Il se rattrapa de justesse au rétroviseur
d'une voiture et se redressa. Il n'était plus qu'à deux pas du
cimetière. Une fois arrivé, il découvrit un portail fermé. Les
horaires d'hiver avaient pris effet la semaine d'avant, chose que le
jeune garçon ignorait. Toujours plein de courage, il vida ses poches
et passa ses affaires à travers les barreaux du portail avant de
l'escalader. Au dessus de la porte, l'enfant passa sa jambe et mit
son pied sur la poignée du portail pour s'y appuyer. Cette dernière
s'abaissa et la porte s'ouvrit. Joshua était trop absorbé par ce
qui s'était passé pour se dire que le portail fermé n'était pas
forcément verrouillé. L'enfant, pas d'humeur à rire, sauta
finalement de l'autre côté, claqua la porte d'un coup de pied et
ramassa ses affaires. Face à un cimetière vide et plongé dans une
totale obscurité, Joshua sentit que son courage commençait à lui
faire faux bond. C'était la première fois qu'il venait au cimetière
en dehors des heures. En fin de compte, il trouvait que les scènes
de film d'horreur étaient bien loin de la réalité. Il savait
pertinemment que personne n'allait quitter sa dernière demeure mais
ce n'était pas pour autant qu'il trouvait le lieu rassurant.
A l'aide de la lumière
de son téléphone, Joshua traversa les différentes allées pour
rejoindre la tombe de sa mère. Cette fois encore, cette dernière
n'était que très peu fleurie. Il faut dire aussi qu'ils n'étaient
plus que deux dans la famille : son père et lui. Or, le papa
était passé à autre chose très rapidement. Il n'y avait donc plus
que Joshua pour se rendre au cimetière. Le petit bonhomme ne
s'attendait pas à y trouver des fleurs mais il restait tout de même
malheureux de voir que, bien que sa mère, la personne la plus chère
à ses yeux, ne soit plus là, le monde continuait de tourner, comme
si de rien n'était. Pourtant, ce soir-là, il y avait quelque chose
de nouveau. Joshua était trop attristé pour le remarquer du premier
coup d’œil mais il s'en rendit compte lorsqu'il se pencha pour
embrasser le portrait de la défunte. Il y avait quelque chose autour
de la fleur qu'il avait posée deux jours plus tôt. L'enfant ramassa
le bracelet et l'observa. C'était un bracelet noir tout ce qu'il y
avait de plus simple. Il n'avait ni ornements, ni inscriptions. Que
pouvait-il bien faire là ? Qui aurait pu donner un tel objet à
sa mère ? Ce n'était clairement pas un oubli ou quelqu'un qui
l'avait laissé tomber étant donné qu'il entourait joliment la
fleur. « Non, je dois réfléchir dans l'autre sens », se
dit l'enfant. Ce n'était pas le cadeau d'un inconnu envers sa mère,
c'était le cadeau d'adieux d'une mère envers son enfant. Une sorte
d'ultime présent afin que, durant les jours sombres, une petite voix
puisse lui dire « ne t'en fais pas. Je suis avec toi, tout ira
bien ». Joshua retrouva le sourire. Bien sûr, il n'avait
aucune preuve que ce bracelet soit un présent de sa mère mais ce
n'était pas le plus important pour lui. Le plus important, c'était
qu'il le croit.
Joshua passa son nouveau
bracelet autour du poignet, embrassa sa mère une dernière fois et
repartit. Il s'était un peu trop avancé lorsqu'il était chez lui.
Il était presque 22 heures et, en fin de compte, il mangerait bien
un petit quelque chose.
Chapitres précédents :1. Le compte à rebours final
2. Ma part
3. Puis-je jouer avec la folie ?
4. Monstre en laisse